Le Yin-Yang, les méridiens et le Wyrd

Je voudrais préciser d’emblée que le texte qui suit ne contient aucune affirmation. Il s’agit de réflexions, d’observations et d’hypothèses. Les trois éléments du titre sont de brillantes tentatives de l’esprit humain pour approcher le mystère de la vie, des passerelles créées dans un lointain passé par des esprits capables d’évoluer en équilibre entre le quadrillage incessant de l’intellect et la fluidité brumeuse de l’intuition et des perceptions subtiles. Cette sagesse ancienne nous parvient sous forme de concepts parfaits, polis et ajustés par des générations de penseurs, d’observateurs et d’expérimentateurs, mais aussi et surtout de méditants … Comment ne pas les recevoir avec une profonde humilité, nous qui sommes issus d’un monde où l’écoute paisible de la terre et des étoiles n’est plus, dans le meilleur des cas, qu’un vague murmure ? Mais c’est justement l’état actuel du monde qui rend nécessaire l’étude et la transmission de ces savoirs anciens, de ces puissantes racines qui nous relient au monde naturel et maintiennent nos vies à leur juste place.


 La notion de « méridien » en médecine chinoise traditionnelle est extrêmement intéressante, d’une très grande complexité et d’une profondeur insondable. Selon le terme utilisé par Elisabeth Rochat de la Vallée, il s’agit des « circulations vitales », dont l’étude nous plonge justement au cœur des mystères du vivant.

 Toujours selon Elisabeth Rochat de la Vallée, les méridiens « organisent les souffles » dans l’être humain, c’est-à-dire la circulation du Qi, et ceci de manière presque exclusivement verticale, entre Ciel et Terre.

 En Occident, on a coutume d’expédier l’épineuse question de la définition du Qi en parlant. d’"énergie vitale", mais s'en tenir à cette définition-bateau est une véritable insulte à la subtilité du concept et à la pensée qui lui a donné naissance. Le problème est que la notion d'"énergie" au sens oriental est absente de notre culture : nous comprenons "esprit" et nous comprenons "matière", alors que le Qi n'est ni l'un ni l'autre tout en étant les deux à la fois .....

 Toujours selon Elisabeth Rochat de la Vallée, qui a si magnifiquement synthétisé les notions fondatrices de la médecine chinoise dans son ouvrage « Les 101 notions-clés de la médecine chinoise » : « Au sens le plus général, les souffles sont l’existence des êtres comme elle se dégage dans sa composition yin/yang. Dans un sens plus restreint, ils sont ce qui assure tous les mouvements et les modalités de l’animation physique et psychique. Dépourvus de forme, ils compénètrent les substances qui les accueillent pour y opérer les activités qui expriment et maintiennent la vie ». Tous les praticiens de médecine chinoise ou de shiatsu devraient connaître cet extrait par cœur, et se le répéter fréquemment pour ne jamais l’oublier ….

 Le terme « souffles » est une traduction très subtile du terme « Qi », car il rend compte de la multiplicité des aspects du Qi, ainsi que de sa volatilité. Le souffle exprime l’inarrêtable mouvement de la vie, mais aussi son rythme, car tout ce qui constitue le vivant repose sur la perpétuelle oscillation entre deux pôles : une action, une tension, puis un relâchement avant la prochaine tension, et ainsi de suite. A l’échelle de notre organisme, cela s’exprime dans l’inspir et l’expir, la systole et la diastole, l’état de veille et le sommeil, etc…

 Du point de vue spatial, le Qi est partout, du point de vue temporel, il a toujours été là et le sera probablement de toute éternité. Le Qi est partout, certes, mais sous une infinie variété de formes.

 Le rythme binaire du vivant mentionné plus haut est l’expression du Yin/Yang. Ce symbole -  merveille inégalée d'intelligence-  est une grille de lecture globale, totale, de tout ce qui nous entoure et de tout ce qui nous habite. Chaque être, chaque humeur, chaque évènement météorologique ou chaque saveur est à chaque instant un mélange unique d’énergie yin et d’énergie yang. L’équilibre Yin/Yang en toutes choses est en perpétuel mouvement, parfois infime et rapide, parfois si lent -à l’échelle des perceptions humaines- qu’il semble inexistant. (Et certes, avant le Yin-Yang il y a le Tao, mais là, on ne parle simplement pas, on dépose juste les questions aux portes du Mystère....).

 Le Yang est le pôle dynamique, le mouvement, la chaleur et la lumière, le mouvement centrifuge, c’est-à-dire tout ce qui se déplace de l’intérieur vers l’extérieur. Le Yin est le pôle réceptif, la tranquillité, le froid et l’obscurité, le mouvement centripète, c’est-à-dire tout ce qui se déplace de l’extérieur vers l’intérieur. Aucune de ces deux qualités ne peut exister à l’exclusion de l’autre. Aucun mouvement ne peut se produire sans qu’il n’y ait, quelque part et à un moment donné, une base stable et un temps de repos. Aucun arrêt ne peut se prolonger indéfiniment sous peine de stagnation et de dangereux refroidissement. La vie oscille, perpétuellement, entre ces deux pôles, et son maintien même dépend de manière très précise du rythme et de l’intensité de ces alternances. A l’échelle humaine, il suffit de penser à la faiblesse des variations tolérables par notre organisme sur le plan de la fréquence cardiaque ou de la température corporelle.

 Bien que, en ce qui concerne le Qi, le curseur se trouve davantage du côté du Yang, on découvre malgré tout qu'il existe une forme de Qi très dynamique, et une autre qui l'est moins. Cela signifie que le Qi peut être extrêmement léger, mobile et invisible, donc très nettement Yang, mais également beaucoup plus dense et solide, de nature Yin, constituant ce qu'on appelle couramment la matière. Le jeu de l’équilibre Yin/Yang est une poupée russe cosmique : les mêmes mécanismes de produisent de l’infiniment grand à l’infiniment petit, chaque élément yang possède une fraction de Yin, et inversement, c’est le sens des points noir et blanc dans le symbole que tout le monde connaît, et c’est, littéralement, ce qui fait tourner le monde.

Notre esprit occidental, formé aux divisions et aux catégories, a une peine infinie à s'ouvrir à cette idée de continuum et de relativité, et ces notions ne nous sont accessibles que si nous laissons notre esprit se poser sur elles avec légèreté avec curiosité, sans refermer immédiatement nos serres mentales .... Le Qi, ce sont les "souffles" ... on comprend mieux les papillons en les regardant voler dans un jardin que lorsqu'ils sont épinglés sur un carré de liège ....

 En médecine chinoise, on distingue le Qi du Xue, le Sang, une notion qui englobe les composantes les plus lourdes de notre organisme, mais il s'agit en réalité d'un raccourci commode pour caractériser "tout-ce-qui-est-fait-de-Qi-compact-et-visible". Notre organisme est en effet un extraordinaire dégradé de souffles, des plus subtils -notre esprit, nos émotions, nos pensées- aux plus solides - notre chair et nos os- en passant par l'intermédiaire des tissus conjonctifs fins et des liquides.

On dit que "le Qi pousse le Sang" et que "le Sang transporte le Qi", et ce prédicat n'est pas du tout facile à comprendre. Essayons tout de même .... le Qi est le principe d'animation, l'élément dynamique, alors que le Sang est un liquide, donc une substance inerte qui ne s'anime qu'en présence d'un facteur extérieur (pente, vent, etc...). Un liquide laissé à lui-même sur une surface plane forme une flaque et stagne. Or, le sang, au même titre que tous les liquides organiques, doit impérativement circuler, sous peine de problèmes graves, qui peuvent survenir très rapidement. Le Qi va donc assurer ce mouvement constant. Par ailleurs, le Qi dont nous parlons est celui qui est à l'oeuvre dans notre corps, mais il conserve sa nature vagabonde, et doit impérativement s'enraciner dans la matière, au moins pour le temps de notre vie terrestre. Le Qi le plus interne, celui qu'on appelle le Qi nourricier, a donc besoin d'un support, d'un véhicule, que le Sang et les liquides organiques lui offrent de manière parfaite puisqu'eux aussi sont présents dans chaque recoin de l'organisme.

Jusque là, pas de problème, enfin tant qu'on ne se représente pas les méridiens comme des tuyaux, sur le modèle du système vasculaire, parce que si le Sang circule dans les artères, les veines et les capillaires, et le Qi dans son propre réseau de tuyaux invisibles, comment pourraient-ils interagir ??? Notre esprit occidental accepte "invisible" mais reste agrippé à la représentation des "tuyaux" ou "canaux". Même "canaux subtils" n'est pas un terme adapté, puisqu'il donne toujours de l'image d'un contenant, or le Qi, nourricier ou autre, n'est pas matériel, et n'a donc pas besoin de contenant..... Pour reprendre une image concrète, imaginons une plaque sur laquelle on a étalé de la limaille de fer de manière assez homogène. La limaille, c'est le Qi dans notre organisme, il y en a partout. Maintenant, prenons un aimant et promenons-le sous la plaque : une partie de la limaille va être attirée par lui, et on verra apparaître des lignes sur son parcours, là où les particules de fer se sont concentrées. Les douze "méridiens principaux", en gros et à un niveau immatériel, c'est cela : du Qi vectorisé et polarisé, qui suit des chemins et des directions bien précis, sur un axe vertical, et qui peut aussi bien affleurer sous la peau que plonger dans la profondeur des organes. Ce réseau subtil met donc en relation le haut et le bas, mais également la surface et la profondeur du corps, il faut donc faire l'effort de se le représenter mentalement en trois dimensions. Par ailleurs, la densité du Qi sur un même trajet est variable : sur certaines parties des trajets internes profonds, il est dit que le Qi "se diffuse", à d'autres endroits, là où il affleure et dans certains "terriers" (traduction chinoise du terme "point") il peut être si dense qu'on le perçoit d'une manière quasiment physique.

La découverte des méridiens est le résultat du patient talent d'observation des Anciens : on a d'abord dû constater que le fonctionnement du corps humain était différent dans sa partie supérieure, plus proche du ciel, et dans sa partie inférieure, qui repose sur la terre, et que quelque chose devait relier les deux.... Le Yang du haut et de la face postérieure devait bien communiquer avec le Yin du bas et de la partie antérieure. On a ensuite observé que différentes qualités de Yin et de Yang étaient à l'oeuvre, et on en a défini trois pour chacun.

Si on se réfère au symbole graphique du Yin/Yang on constate que Yin et Yang ne se présentent pas en colonnes, mais dans un mouvement circulaire qui implique un changement d’intensité. Comme mentionné plus haut, les points indiquent que, même lorsqu’ils atteignent leur pleine puissance, Yin et Yang ne sont jamais absolus, ils contiennent toujours le germe de ce qui va suivre, de ce qui amorce la lente bascule dans l’énergie inverse.  Lorsque le Yang est arrivé à son apogée, le germe du Yin prend le relais, et comme chacun sait, les germes contiennent une énergie concentrée très puissante, qui va croître et embellir, mais en perdant peu à peu son intensité. Les trois qualités de Yin et de Yang décrivent ces étapes : la puissance du germe, la phase d’équilibre, puis celle de la maturité, de l’épanouissement qui implique nécessairement l’approche déclin.

C’est ce qui a conduit au concept des Six Méridiens, dont le nom n'indique que la qualité de Yin Qi ou de Yang Qi qu'ils véhiculent. L'étape suivante a été la répartition toujours en usage en Chine ou au Japon : chacun des six méridiens a été partagé entre le haut et le bas du corps, donnant naissance aux douze Méridiens Principaux : Tai Yang de bras et Tai Yang de jambe, Xue Yin de bras et Xue Yin de jambe, etc.... La relation avec les organes est plus tardive, et il n'est pas étonnant que les occidentaux aient adopté avec enthousiasme les dénominations "méridien du Poumon", "méridien du Coeur", etc... qui les ramènent dans le domaine plus familier de la matière organique. C'est évidemment un piège, car tout en sachant qu'il s'agit de la même chose, parler de méridien du Tai Yin de bras ou de méridien du Poumon résonne très différemment dans notre esprit.

 Un autre obstacle à la compréhension des méridiens est la présentation qu'en font les cartes et les schémas en deux dimensions, particulièrement celles qui sont destinées aux étudiants et praticiens de shiatsu. Les représentations propres à la médecine chinoise sont en réalité des cartes des points, lesquels sont sommairement reliés par des lignes en zig-zag n’ayant pas la prétention de représenter le méridien lui-même. Dans le shiatsu de Masunaga, par contre, l'intention est bien d'indiquer le tracé du méridien (voir article dans "Shiatsu et Médecine Orientale" ) et,  sans même parler des trajets supplémentaires qui n'ont franchement aucun intérêt si on a bien compris le concept des Six Méridiens, ces cartes donnent des trajets une idée très faussée, car elles mettent dans l'esprit des étudiants des lignes colorées qui commencent à un endroit, finissent à un autre, et semblent parcourir la surface du corps de manière homogène. Notre intellect a besoin de repères, d'images, qui seront nécessairement inexactes puisqu’il s’agit de représenter matériellement quelque chose d’immatériel, il faut donc être très vigilant dans le choix de ces représentations, pour ne pas déformer au lieu de faciliter.

Les cerveaux occidentaux cherchent inévitablement à faire rentrer les notions étrangères et inédites, comme le Yin/Yang, le Qi ou les méridiens, dans des cases connues et intellectuellement confortables. Le problème est que cela ne fonctionne pas, en tous cas pas si on essaie de capter le sens profond de ces concepts.... Face à la médecine orientale traditionnelle, nous devons déconstruire nos cases, admettre que la grille au travers de laquelle nous lisons le monde n'est pas la seule possible, et que faire bouger les lignes est un défi excitant qui nous ouvre de tout nouveaux horizons.

C'est l'expérience que j'ai vécue, et que le vis encore, grâce à l'étude et à la pratique de la médecine orientale traditionnelle. Je suis infiniment reconnaissante d'avoir eu cette opportunité d'ouvrir mon esprit à une autre cartographie du monde.

 Le problème, dans cette démarche d'exploration des terrains inconnus, est qu'après un certain temps (plus de trente ans en ce qui me concerne, tout de même), on a la sensation de se heurter de plus en plus fréquemment à ce que j'appelle un plafond de verre culturel. En théorie, tout est possible, l'esprit humain n'a pas de frontières, nous sommes tous câblés de la même manière, mais en fait non... au-delà des similarités évidentes du nez au milieu de la figure et du fait de marcher sur deux jambes, nous sommes le produit de la culture dans laquelle nous avons grandi, que nous le voulions ou non... La langue par exemple est un obstacle, surtout lorsqu'elle appartient à une autre famille linguistique et ne nous donne aucun repère. Notre langue maternelle modèle notre esprit et notre intellect, et des langues aussi éloignées des idiomes européens que le sont le chinois et le japonais ne nous livreront jamais tous leurs secrets, quel que soit le temps que nous passons à les étudier (voir « Le Faisan de Zhuangzi »  dans les « Quatre Essais sur la Traduction » de Jean-François Billeter). Le plus débutant des étudiants chinois en acuponcture comprend, grâce au nom des points, des choses qui échapperont toujours aux praticiens occidentaux. J'ai pris conscience de ce fait de manière très aigue au moment où j'ai dû décider si j'allais poursuivre ma formation de médecine traditionnelle chinoise en étudiant la pharmacopée. Soudainement, la perspective de passer trois ans à mémoriser le nom chinois des plantes et des formules m'est apparu comme un effort démesuré et absurde. Je suis européenne, vivant en Europe et m'occupant de patients européens. Pourquoi vouloir à tout prix leur proposer des traitements à base de plantes produites en Chine, dont le nom et la nature me resteront à jamais étrangers ? Certes, la phytothérapie occidentale n'est pas ajustée aux catégories du diagnostic chinois, mais il existe déjà des tentatives dans ce sens, qui semblent plutôt prometteuses, et je reste convaincue que les plantes médicinales qui poussent dans la même biosphère que les personnes qui les consomment sont plus efficaces que celles qui proviennent d’une autre partie du monde.

 Cette réflexion en a entraîné une autre... Comme un certain nombre d'occidentaux, je ne me retrouve pas dans la tradition spirituelle chrétienne qui domine notre culture depuis des siècles, et j'ai commencé à m'interroger sur ce qu'il y avait, avant..... Nos lointains ancêtres n'étaient pas chrétiens, et plusieurs de leurs puissantes traditions ont au moins partiellement survécu, bien qu'elles reposent sur une transmission strictement orale, et que le clergé chrétien du Moyen-Age se soit vraiment donné beaucoup de mal pour les faire disparaître. Les Celtes, les Germains et les peuples nordiques étaient païens, c'est-à-dire, selon l'étymologie du terme, "paysans", donc liés à la terre. Ils avaient avec la nature une relation d'appartenance puissante et intime, que le christianisme a perdue en plaçant l'humain au centre et au sommet de toute la création.

Alors quelle surprise, et quel bonheur de découvrir que selon la tradition nordique, la vie a son origine dans la rencontre de deux royaumes, celui du Givre et celui du Feu, qui étaient longtemps restés séparés par un « grand Vide médian ». C’est le contact de la glace et du feu qui donne naissance à l’eau des rivières primordiales, et donc à la vie manifestée … je ne pense pas qu’un taoïste se sentirait totalement étranger à cette vision des choses. Par ailleurs, cette culture était parfaitement au courant de l'existence du Önd, dont la définition correspond exactement à celle du Qi. Les peuples du nord de l’Europe avaient découvert chez l'être l'humain différents corps subtils associés au corps physique, ainsi que des centres énergétiques appelés Hvel (roues), qui rappellent étonnamment les chakras (roues, aussi), même s'ils ne sont pas localisés exactement au même endroit.

J'avais déjà été très intéressée de découvrir qu'Ötzi, le chasseur du néolithique retrouvé momifié dans la glace des Alpes italiennes, portait sur son corps de nombreux petits tatouages localisés sur les points qu'un acuponcteur utiliserait pour traiter les différentes pathologies dont cet individu - déjà assez âgé - était affligé (on a entre autres clairement identifié P7, DM14, V23, Rn3, E36, Rt6 et F3, des points fondamentaux). On peut imaginer qu'un guérisseur-chamane avait tatoué ces signes afin que le chasseur puisse stimuler les points avec un objet pointu. Or en Chine aussi, l'acuponcture a débuté avec des "aiguilles" de pierre ...

Tout ceci indique que nos ancêtres avaient connaissance de beaucoup des notions qui sont à la base de la médecine orientale traditionnelle. Comme ce savoir, pour de multiples raisons, n'a pas fait l'objet de la même élaboration que la tradition médicale chinoise ou ayurvédique, il nous sera à jamais impossible de savoir quelles étaient son étendue et ses applications, mais il n'y a aucun doute sur le fait qu'il existait. Les mythologies et spiritualités germano-scandinave et celtique sont profondes et complexes, très anciennes, et donc parfois obscures, mais en me plongeant dans leur étude je n’ai jamais eu la sensation d’« extranéité » (admirative) qui m’envahit à la lecture du Yi King ou des textes anciens de la médecine chinoise. Certes je ne comprends pas tout, mais je marche dans les pas de mes ancêtres, et quelque chose résonne profondément en moi, les arbres sacrés sont ceux que je salue tous les jours au cours de mes promenades…

Les runes, cette écriture sacrée (composée de 16, 24 ou 32 caractères selon la zone d'origine), encore relativement bien connue aujourd'hui, propose comme le Yi-King, une sorte de catalogue des principaux mouvements d'énergie qui animent nos vies et le monde qui nous entoure. La profondeur et l'intelligence de ces observations sont extraordinaires .... Les runes sont également utilisées à des fins divinatoires, même si, comme dans le cas du Yi-King, ce n'est de loin pas leur principal intérêt.

 Les Fêtes saisonnières (sabbats) communes aux Celtes, aux Germains et aux peuples nordiques, et qui marquaient le déroulement de l'année, correspondent aussi très exactement au mouvement circulaire du Yin-Yang : Yin dans le Yin, Yang dans le Yin, etc... et ont la même signification, en lien très étroit avec les phénomènes naturels propres à chaque saison et intersaison.

Pour en revenir aux méridiens, un lien se fait de manière très intéressante avec un concept fascinant, le Wyrd, qui est la base même des traditions germanique et anglo-saxonne.

Ce terme est fréquemment traduit par "destin", mais il s'agit d'une interprétation très réductrice....  Pour ceux qui ont regardé la série "The Last Kingdom" qui se situe au début du Moyen-Age en Angleterre, et voit entre autres s'affronter Vikings et Saxons, le sous-titre, qui est aussi une formule fréquemment répétée par le personnage principal, est  "Destiny is all ", ce qui ne veut pas dire grand-chose, à moins qu'on ne remplace "destiny" par "Wyrd", justement, et alors le sens apparaît, car le Wyrd est… tout, effectivement.

Wyrd, dessin de Simon H. Lilly

 On parle fréquemment de la "toile du Wyrd" car il s'agit bien d'un tissage. Dans la mythologie du nord de l'Europe, cette toile est faite des fils tissés par les trois Nornes (proches cousines des Parques gréco-romaines), celles qui décident du jour de la naissance et de celui de la mort de chacun. Sans entrer dans les détails, il s'agit donc de "fils vivants" tissés et entrelacés pour former un immense réseau occupant tout l'espace du monde et dans lequel chaque être vivant, animé ou non, occupe sa place, relié par mille fibres vives à tout ce qui l'entoure. On peut penser aux magnifiques images qu'il nous est maintenant donné de voir sur le mode de communication des arbres, par leurs branches et leurs feuilles déployées, mais aussi par l'intermédiaire de la dentelle des réseaux souterrains créés par les champignons... à l'échelle du visible, c'est l'idée...

La notion de "destin" est bien sûr associée au symbole du fil tissé par une puissance primordiale, et qui sera un jour coupé par elle, mais cette vision n'a rien d'inéluctable, elle est au contraire très proche de la conception bouddhiste selon laquelle "il n'y a ni punitions ni récompenses, seulement des conséquences". Si nous sommes totalement inclus dans cette toile, reliés par mille fibres vivantes à tout ce qui nous entoure, alors chacun de nos souffles, de nos gestes, chacune de nos pensées et de nos émotions influence non seulement ce qui nous entoure, mais tout l'ensemble de la Toile du Wyrd... c'est l'effet-papillon, en permanence. Notre Wyrd individuel, soit notre fil de vie et toutes ses connections, est ainsi continuellement remodelé par nos actions et nos pensées. Nous sommes très proches du concept de "plasticité neuronale" : les actions et pensées bienveillantes génèrent de nouvelles connections bienveillantes, et selon le même principe, les actions et pensées négatives créent un réseau croissant de négativité autour de la personne qui les émet. Nos ancêtres considéraient donc que nous construisons notre "destin" jour après jour.

 Je sais qu’il existe une notion très semblable dans la tradition indienne (Inde), mais je n'ai pas encore réussi à retrouver le nom de ce concept, ni plus de détails à ce sujet.

La tradition nordique en particulier fait mention d’une Géante (soit une déesse primordiale) bienveillante, qui vit au sommet de Lyfjaberg, la Montagne de Médecine, entourée de neuf servantes, lesquelles sont l’expression de ses différents aspects et compétences.

Au sommet de Lyfjaberg, la Montagne de Médecine, Mengloth entourée de ses neuf servantes

L’une de ces servantes se nomme Hlifthrasa, ce qui signifie « Souffle sacré », qui est en charge des troubles respiratoires, mais qui est aussi appelée « pisteuse du Önd » : « Elle est la gardienne de notre Ciel Intérieur, c’est-à-dire des poumons, qui nous fournissent l’oxygène (…) elle remédie à tout ce qui peut amener un mauvais temps chronique dans notre Ciel Intérieur (…) En vieux norrois, le terme «Önd » signifie souffle, ce qui correspond exactement au Qi (ou Mana, ou Prana, etc..) qui circule dans notre corps et que nous faisons circuler autour de notre corps par la respiration (…) Hlifthrasa connaît parfaitement les mouvements du Önd, et sait comment les rendre plus efficaces ». Une autre servante se nomme Thjodvara, elle est en charge des problèmes ostéo-articulaires et musculaires, mais elle est également une « Gardienne » : « Elle occupe une salle au sommet du temple de la Montagne de Médecine, qui domine (…) les Neuf Mondes. Depuis cet observatoire elle peut voir le tissage des  fils, mais pas ceux du Wyrd, que les Nornes laissent entrevoir à certains. Il s’agit des  « fils de la santé », les champs énergétiques des gens, ainsi que leurs liens avec ceux des autres humains, mais aussi avec les dieux, les lieux et les choses (…) Son message est que plus nous nous soucions des autres, plus nous prions pour eux avec sincérité et mieux chacun de nous se porte, car la prière envoie de la lumière et de l’énergie dans ce réseau de fils pour les rendre plus sains et plus forts ».

Comme il est facile désormais, grâce à cette vision de nos vies tissées au coeur de l'immense Toile du monde, d'imaginer notre propre petit tissu interne - car c'est bien ainsi qu'il est décrit dans les textes anciens-nos Merveilleux Vaisseaux et tout le système de nos méridiens, parfaitement connectés au Wyrd global ... "Ce qui est en haut est comme ce qui est en bas, ce qui est dehors est comme ce qui est dedans" c'est tout le sens du tableau des correspondances de la médecine chinoise, la notion de microcosme et de macrocosme, que nous n'abordons souvent qu'au niveau intellectuel alors qu'elle est présente dans chacune de nos respirations. Les méridiens ne sont pas un circuit fermé, ils sont ouverts sur l'univers... cette conscience est implicite dans la tradition chinoise, car nous sommes "étirés entre le Ciel et la Terre", DM20 parle aux étoiles et Rn1 plonge dans les sources souterraines.... Mais il est utile de le rappeler.

Les Nornes

 Méditer, c'est s'ouvrir consciemment au Wyrd ... Traiter les méridiens d'un patient, c'est aussi s'ouvrir consciemment au Wyrd, se relier pour tenter de dénouer les blocages avec l'appui de ce réseau d'énergie phénoménal qui nous entoure et nous porte, et qui va faire le travail naturellement pour autant qu'on cesse de l'en empêcher ....

Je suis infiniment reconnaissante aux générations de sages chinois et japonais qui m'ont amenée vers ce début de compréhension.... Mais je suis aussi pleine de gratitude pour mes ancêtres celtes, germains et scandinaves, ces merveilleux poètes et observateurs de la nature qui avaient, il y a si longtemps, compris ce qui nous manque aujourd'hui si cruellement : la conscience du lien, de l'interdépendance, et le respect profond pour ce qui nous tient en vie.

Nicole Jalil


Bibliographie :

  • Quatre Essais sur la Traduction, Jean-François Billeter, Ed. Allia, 2023, pp-57-79

  • The Nine Handmaids of Mengloth, sur le site Whispers of Yggdrasil, 2015

  • Les 101 Notions-Clés de la Médecine Chinoise, Elisabeth Rochat de la Vallée, Ed. Trédaniel, 2009, pp.34-35

  • Shiatsu et Médecine Orientale, Shizuto Masunaga, Ed Le Courrier du Livre

  • https://larskrutak.com/the-otzi-experiment-colin-dale-recreates-ancient-medicinal-tattoos/

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